C’était un Lundi, second jour de travail dans ce pays musulman au Nord-Est de l’Afrique. Je devais rejoindre l’ouest à la frontière tchadienne en partant du centre. J’allais en mission. Il fallait y apporter des livres sur les Droits de l’Homme pour des projets et y faire une évaluation de besoins pour des projets à venir. Dans ce pays en période d’après conflit et extrêmement militarisé, l’identité de personnel des NU ne suffisait pas pour vous exempter de suspicions et des contrôles approfondis des services de renseignement étalés sur tous les parcours, même à des endroits perdus, sous des abris de fortune.
Pour chaque mouvement hors de la ville, chaque membre du personnel devait produire un document le lui autorisant. Il devait aussi enregistrer par la même occasion les informations relatives à son déplacement y compris l’objectif, le temps de départ, le trajet, le type de voiture etc. J’avais pris toutes ces dispositions quelques jours en avance et notre chauffeur, Mahm, avait aussi pris soin de me le rappeler chaque fois qu’il en avait l’occasion. Pour moi ce n’était guère compliqué car c’est la deuxième fois que nous allons en mission au même endroit et dans les mêmes circonstances.
Mahm est d’ethnie fur, l’une des communautés obligées à fuir leur village, leur terre et leur maison pour échapper à la persécution. Il est donc un réfugié interne, logé dans l’un des camps assisté par la mission des Nations Unies ainsi que par les Agences, Fonds, et Programmes présents dans la région. Ses aptitudes linguistiques en Anglais sont limitées et réduisent la clarté de son propos. Ceci a été d’ailleurs bien évident dans les quiproquos qui nous ont opposés durant les mois de notre collaboration professionnelle.
Notre départ devait s’effectuer à 7h pour espérer qu’au bout de 2h de route nous soyons à destination. J’étais alors présent à temps pour m’assurer que le minibus est chargé avec le matériel qu’on devait transporter et vérifier que l’inspection technique a été aussi faite. Avec les assauts des groupes armés dans la région, on ne pouvait aller qu’avec cette voiture même si une landcruiser aurait permis d’arriver plus vite. Pour cette seconde option, il aurait fallu avoir une escorte armée car cet engin était le plus visé par les attaques à mains armées. Plusieurs voitures de la mission se sont déjà envolées de la sorte pour se retrouver dans la main des bandits qui n’ont pas les moyens pour s’en procurer, mais trouvait dans ces voitures un outil crucial pour leurs activités de contrebande et de crime, puisque ces engins succombent difficilement face au poids et aux conditions extrêmes des routes désertiques.
Nous étions deux à prendre la route une quinzaine de minutes après l’heure de rendez-vous. Nous avions à peine fait 20 minutes de parcours que le premier arrêt fut marqué à un point de contrôle des services de renseignement. Nahm me demande si j’ai le nécessaire et je répondis par l’affirmative en hochant la tête tout en me penchant sur mon sac couché sous mes pieds. Je lui tendis le document dans un cartable transparent et grande fut ma surprise de le voir insatisfait et instantanément énervé. Il affirme qu’il manque un document pendant que j’essayais de lui expliquer que je n’en connais pas un autre que celui que j’avais l’habitude de préparer quand on allait en mission. Après une trêve d’argumentation, il se dirigea vers la case des militaires tout me disant qu’ils ne nous laisseraient pas passer tout en marmonnant en Arabe ou en fur ce que je ne pouvais comprendre.
Deux minutes plus tard, il revint prendre deux livres de l’un des cartons ouverts et se rua de nouveau vers la case sombre des interrogateurs. Pour moi, c’était pour leur montrer ce qu’on transportait. Je n’avais toutefois pas compris le fait qu’eux-mêmes ne soient pas venu constater. J’étais encore dans mes pensées quand Nham me fit signe de venir. Il était dans un de ces états, méconnaissable: effrayé et apparemment très remonté contre moi. Il me dit qu’il m’avait bien dit que ce document ne passerait pas et qu’il a pris soin de me le rappeler et que j’avais à plusieurs reprises confirmé avoir le document nécessaire. Je demandai alors pourquoi avait il apporté ces livres si on ne passait pas et il me dit qu’ils disaient vouloir apprendre aussi des droits de l’homme. j’oppose un refus, expliquant que tout était compté pour le projet, et repris les deux livres. J’ai compris que j’avais ajouté une couche de vexation sur Nahm. On devrait rebrousser chemin pour demander le document en question auprès des services de sécurité des NU.
Dans la voiture, J’étais resté perplexe face au visage apeuré de Nahm quand il exprimait sa colère m’accusant d’avoir causé tous ces problèmes. Je ne comprenais toujours pas ce qui l’effrayait à ce point jusqu’au moment où il dit que les services de renseignement avaient pris ses contacts et il ne savait ce qu’ils allaient le faire subir après. J’ai alors essayé de le rassurer en vain. Vous comprendrez sa peur!
Dans cette région ayant subi les méfaits d’une dictature militaro-religieuse, la représentation sociale des militaires n’avait rien de commun. Les communautés persécutées pendant près de deux décennies et en fuite sont réfugiées dans des camps humanitaires loin de leurs terres. A plusieurs reprises, ils ont été envahis par des groupes barbares qu’ils soupçonnent être soutenus par les forces républicaines. En effet, la grande majorité de ces réfugiés sont des soutien à la révolution rebelle qui réclamait une justice sociale et que le Gouvernement a voulu faire taire par les attaques par bombes, soutenues par les Janjaweed. De cette situation ayant duré plus d’une décennie découle cette peur de l’autorité militaire, qui avec le temps, s’est élargie et est ancrée dans le quotidien des réfugiés.
Nous revenons pour le document requis après qu’il ait parlé en arabe au téléphone à l’agent en charge pour qu’il commence par nous préparer le document requis. Arrivé à son bureau, celui-ci me dit que Nahm avait peur de ce qu’il serait fait de ses contacts et de son nom. Pour lui qui avait 4 femmes et plusieurs enfants à sa charge, il faut entrer dans sa peau pour comprendre les dimensions de sa vie qui pouvaient exacerber sa peur. Au bout de 30 minutes, tout fut fait et nous prîmes de nouveau le chemin. Ce sera le même chemin, mais je doute de l’ambiance qui y régnera.
Même après avoir passé le poste de contrôle où j’ai décidé de laisser un livre et d’où il a repris le papier sur lequel étaient inscrites ses informations personnelles, Nahm était resté silencieux. Le parcours de la route bordée de champs de mil et sorgho en récolte, du beau paysage parsemé des montagnes et plaines de Jebel Marra s’était fait dans un silence de cimetière. Je me suis demandé ce qui avait laissé Nahm dans cet état car il n’était pas sensé avoir encore peur. Ce qui s’était passé l’avait ramené à des événements douloureux? avait-il mal pris mes remarques concernant sa décision de donner les livres sans me consulter? je ne le saurai sûrement pas.
Toutefois, c’était un secret de polichinelle que le traumatisme des atrocités de la région a marqué plusieurs de ces dames et sieurs recrutés par le système des Nations Unies pour leur assurer une condition de vie acceptable. Je me suis remémoré les moments où ces dames nous aident au ménage se retrouvent parfois comme déconnectées de toute réalité ambiante et je me suis du coup senti assez coupable même si au fond, je n’avais pas voulu l’offenser.
En effet, quand les agents ont demandé à enregistrer ses contacts, il a paniqué et pensait que leur donner les livres leur ferait changer d’avis pour le laisser partir sans qu’il ne prennent ses contacts. Le calme et la courtoisie de l’officier des renseignements n’avait pas suffi pour calmer Nahm. Il était convaincu d’être menacé malgré les circonstances ordinaires. Nul ne développe cette phobie au hasard: Il a un passé qui le poursuit et un trauma qui dicte des automatismes qui permettent de se créer des conditions subconscientes de sécurité même si les faits plaident pour une situation de sécurité. C’est pourquoi contrairement à lui et bien qu’étant etranger dans ce pays, je n’avais trouvé aucune situation à risque qui pouvait menacer ma sécurité.
Je suis arrivé à la conclusion qu’être en sécurité, ce n’est pas seulement ne pas craindre pour son intégrité physique. C’est aussi ne pas avoir des fantômes du passé qui peuvent envahir à tout moment et créer la même sensation qu’avec un fusil menaçant braqué sur la tête. Se sentir en sécurité commence dans la tête. Se sentir en sécurité ou être en sécurité, l’opposé des deux renvoie à la même conséquence probable: La peur.