Il ne s’agit pas que de nous

C’était l’hiver. Je me déplaçais pour une mission à Maastricht en Hollande. Il est 19h dans un ciel nuageux et menaçant. Il faisait -12° et le vent frais nous donnait l’impression de faire face à une température plus basse. Notre GPS déconnait et on avait de la peine à retrouver notre logement sous pluie qui rendait la situation plus difficile. Nous avions le choix entre chercher un abri temporaire et aller directement au logement qui était à moins de 5 minutes comme l’indiquait le GPS. Nous avions choisi de commun accord la première option mais ce choix est devenu un calvaire qui ne faisait que s’allonger à chaque épisode que nous avons connu car en plus du temps qu’il faisait, il fallait résister à la faim (car nous avions voyagé sans déjeuner) et supporter l’incertitude de la situation puisque le GPS n’a pas su nous conduire au logement et nous avions tourné en rond plus de 20 minutes. Bref, l’expérience était pénible. Après un quart d’heure et avec l’aide de certains autochtones, nous retrouvâmes notre motel.

Généralement, la douleur qu’on ressent dans une situation est quintuplée quand on s’attend le moins qu’elle pourrait s’empirer. C’était bien notre cas. La première surprise était que notre logement était sur un bateau accosté en centre ville avec une autre vingtaine de bateaux qui servaient de logement, d’où notre difficulté à le retrouver. La seconde était qu’une fois arrivé à notre logement, on s’était rendu compte qu’il n’était pas possible pour nous de nous y réchauffer car, le chauffage était en panne. Les techniciens y travaillent depuis 4h de temps déjà et aucune issue n’est trouvée. Impossible de diner à l’intérieur, il était tout autant impossible pour nous d’envisager sortir pour affronter ce froid dévorant. Il faisait 0 à -1° dans les chambres et on devait se contenter des tasses de café ou de thé qui refroidissaient quelques minutes après qu’on les avait remplies. Nos mains congelées ou presque n’avaient pas mieux que de rester cloîtrées dans les gants et le tout entre les cuisses ou dans la poche. On attendait au salon, tout en regardant les techniciens faire les va-et-vient sans un grain d’espoir dans leurs yeux. J’ai donc cessé de regarder dans leurs yeux pour que l’espoir que je nourrissais ne trouve sa fin dans leur visage. Mon plus grand désir en cet instant était de pouvoir dormir sous une couverture chaude. Je ne m’imaginais pas dormir dans une température glaciale avec des couvertures totalement froides. Malheureusement pour moi, la liste des surprises n’était pas totalement étalée.

Après avoir tardé finalement seul au salon espérant toujours une solution miracle, j’ai vu le chef technicien, tout exténué, ramasser ses effets. Me voyant l’approcher, il n’a pas attendu que je lui pose la question avant de me lancer: “je suis ici depuis 15h et je suis fatigué. On ne peut plus rien faire pour cette nuit”. Ben voilà! le vin est tiré, je devais en faire ce que je voulais. Il fallait affronter la réalité. Cette nuit fut pour moi et pour les autres la plus longue. j’ai attendu sous mes multiples draps bien frais, que le matin arrive le plus tôt possible. Même avec les jeux et vidéos que j’avais sur mon smartphone, je n’ai pas pu dévier mon esprit de ma condition car, le plaisir qu’ils procurent était largement en deçà de la douleur que je ressentais en ce moment. Il me revient que pour toute la nuit, je n’avais pu dormir que pendant une soixantaine de minutes. Mais personne ne mourut et le jour arriva.

J’étais fier de moi et des autres du fait que personne n’ait fait de problème aux responsables des lieux qui se sont excusés à mille reprises pour la situation qu’ils n’ont pas pu contrôler. Je me disais “oui! je pense que nous sommes matures dans notre groupe car on a su garder le sang froid dans cette situation compliquée”. Mais tout ce qui justifie cette histoire est bien loin de ce que vous pensez j’en suis persuadé.

En nous racontant la nuit et comment on a souffert pour dormir, le plus âgé d’entre nous, un prêtre jésuite, a dit quelque chose qui m’a marqué et qui justifie toute cette histoire que je partage avec vous. Après avoir raconté avec un peu d’humour sa nuit, il ajouta : “J’ai pu toutefois m’endormir. En plus c’était aussi l’occasion de prier pour les sans abri qui affrontent les pires conditions en ces temps d’hiver”. Cette phrase avait eu un grand effet sur moi, surtout pour l’analyse que j’en ai fait.

D’abord, j’étais surpris qu’il puisse dormir dans ces conditions, personne de son âge que je suppose être moins résilient que moi. Sans discréditer ses expériences passées qui l’auraient peut-être prémunies de à affronter des situations similaires, j’ai une hypothèse de ce qui lui a permi de bien dormir cette nuit: “Il s’était psychologiquement détaché de sa situation physique et s’est attaché à une dimension spirituelle où il se voit dans une meilleure situation par rapport aux sans-abri. L’effet que cela fait est de se considérer comme dans une condition acceptable. Dès que ceci est fait, le subconscient l’intègre comme situation vraie et les conditions physiques deviennent moins fugaces. Par contre, j’avais assez souffert parce que je m’étais concentré sur ce qui n’allait pas, et rien d’autre n’avait de la place dans mon esprit. Du coup j’avais toutes les sensations physiques en alertes maximales pour vivre l’expérience ambiante.

Ensuite, j’étais bouleversé par cette humilité et cette grandeur d’âme qui lui fait penser à d’autres pendant que lui-même se trouvait dans une situation pas enviable. Nous sommes en ces jours dans une société individualiste où la maxime sournoise mais populaire est le “chacun pour soi”. Dans un tel environnement, on ne peut manquer de s’émerveiller devant un tel état d’esprit.

Enfin, j’ai compris qu’il y avait peut-être un moyen pour moi de dormir plus longtemps cette nuit-là sans trop ressentir le froid: c’était de ne pas se focaliser sur ma douleur mais sur celle de ceux qui souffraient plus et de les porter dans la prière.

A mon réveil, j’ai voulu garder un souvenir de mon golgotha

De tout ceci, je tire les leçons suivantes:

  1. Parfois, la générosité est plus utile quand nous en avons nous-même besoin. C’est pourquoi on ne peut vraiment donner que ce qui pourrait nous servir. Pas pour le bien des autres, mais pour notre propre bien. Dans sa situation de besoin, où il aurait pu souhaiter que plusieurs personnes sachent ce qu’il est en train de subir pour bénéficier d’une empathie apaisante, le père jésuite a préféré faire ce geste spirituel envers les sans abri. Il a ainsi donné ce qui pour moi et pour lui comptait beaucoup en ce moment.
  2. L’état d’esprit est plus important que la force/résilience physique car le premier détermine dans la plupart des cas le second. C’est pourquoi en situation désespérée il faut pouvoir se dire qu’il y en a qui souffrent plus que nous et porter dans le coeurs les couches/personnes les plus faibles/vulnérables car c’est une manière efficace d’armer son psyché afin de faire face aux défis existentiels où on a tout essayé. Parfois, c’est aussi de là que vient le déclic des solutions aux défis rencontrés.

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