Sociologie et Poésie: liens et fractures

Le 15 décembre 2018, j’ai procédé à la dédicace de mon premier ouvrage poétique de 138 pages titré Sensations, publié aux Editions Continents. Durant tout le processus de finalisation de l’ouvrage et  lors d’émissions radio, il m’a été posé, à plusieurs reprises, la question suivante: « pourquoi de la poésie plutôt qu’un travail sociologique? ». Dans cet extrait, j’aimerais offrir une tentative de réponse en examinant les liens et différences pouvant exister entre la sociologie et la poésie.

Sensations s’inscrit dans la continuité du travail abattu par la panoplie de poètes engagés connus dans l’arène littéraire africaine en générale et togolaise en particulier. Le travail artistique est une incarnation de l’auteur sous une forme audible ou visuelle. C’est une vie qui s’exprime. Moi, j’ai eu très tôt cette envie d’écrire, animé par une volonté de partager des réflexions, d’exprimer ma colère face à mon incapacité à changer certaines situations et pour exprimer mon admiration devant certaines réalités que je rencontre. Mais je n’ai jamais pensé qu’un jour, je publierais de la poésie. Pourquoi alors, sociologue et politiste de mon état, ai-je décidé de publier un recueil de poèmes au lieu de publier des travaux de recherche sur des faits sociaux ?

D’abord, les deux domaines ne s’excluent pas mutuellement. Il faut noter que les liens entre les sciences humaines et la littérature sont étroits et remontent du siècle des lumières où les points de convergence et de commun intérêt avaient marqué l’époque. Cette émulation partagée de faits et réalités qui nous entourent restent d’actualité et se retrouvent en moi à travers mon intérêt à la fois pour l’étude scientifique des faits sociaux et l’expression poétique sur les mêmes faits et autres sujets d’attrait. Ainsi, le travail sociologique ne me détache pas de la poésie. Je connais beaucoup d’acteurs du monde poétique qui excellent parfaitement à la fois dans les sciences dures ou molles et la poésie. Ainsi, je ne suis pas une exception. J’ai juste dû être poussé à répondre à cette question me permettant ainsi de faire une petite analyse entre les liens pouvant exister entre la Sociologie et la Poésie.

Cependant, la Sociologie et la Poésie sont opposées du point de vue de l’approche méthodologique et du format d’écriture. De façon plus claire, tandis que le ressenti et la subjectivité individuelle sont combattus en Sociologie, la Poésie s’y repose largement. Ainsi, en Sociologie la qualité du travail de recherche repose sur la rupture épistémologique (neutralité et recul face à l’objet d’étude) qui est considérée comme fondamentale afin d’étudier les faits sociaux comme des faits étrangers au chercheurs, dans leur essence pratique et subjective. Par contre la poésie est centrée sur l’imaginaire suscité par les expériences personnelles de l’auteur où l’émotion connue, le ressenti, voire une virée dans l’ordre de l’intime du poète s’associe de manière fusionnelle à son objet comme condition de son expression. Ceci marque la première différence entre la Sociologie et la poésie. Après, dans une suite logique aux différentes démarches dans la construction de leur produit, le poème et un résultat de recherche ou une analyse sociologique (Article, Livre, feuille de recherche, etc.) se différencient par la structure de l’écriture. Dans le premier cas, le lecteur, à travers des rimes, des strophes, une écriture à rythme, ses sens et ses émotions sont sollicités pour un voyage où il rejoint, de façon parfaite ou non, l’auteur du poème. Ainsi à travers la structure du poème , l’auteur et le lecteur peuvent participer diversement à l’histoire du poème en fonction de leur expériences personnelles. Par contre, dans le second cas, l’intellect du lecteur est le seul outil convié pour disséquer un fait qui est scruté sous un angle sociologique avec des contextes, des questions, des méthodes et des théories agencées de façon cohérente pour permettre l’appropriation de l’analyse faite d’un objet de recherche.

Toutefois, du point de vue de la finalité et de l’objet, la sociologie (qu’elle soit fondamentale ou appliquée) et la poésie (particulièrement celle engagée) se rejoignent. D’une part, elles s’intéressent à un large éventail de sujets similaires. D’autres parts, elles contribuent toutes deux au processus de changement social qui explique l’intérêt pour des sujets comme la pauvreté, la corruption, les discriminations, l’injustice etc. Ainsi l’apport de la poésie ou de la sociologie pour le questionnement et/ou le changement des pratiques, attitudes ou comportements dans les cadres sociaux, politiques, économiques et culturels est indéniable. En fonction des audiences, des situations et des contextes, l’un ou l’autre peut s’avérer plus propice pour toucher du doigt un sujet et faire passer un message. Par exemple, dans le cadre d’une cérémonie festive, il serait inattendu d’avoir une lecture d’une étude sur les facteurs du chômage ou encore les habitudes sociales des femmes en milieu rural. Par contre, un poème sur le travail, le courage, la tradition, etc. pourrait bien passer en cet instant. A la base il aurait pu s’agir du même message dans les deux cas, mais le canal va déterminer la réceptivité du message car, la poésie est un dialogue de cœur-à-cœur, et la sociologie est un dialogue de tête à tête.

C’est pourquoi on pourra considérer que les deux domaines se situent à divers niveaux quant à leur approche au changement social. Quand elle est utilisée pour déclencher un changement social, la sociologie procède par des recommandations à l’endroit des institutions politiques, sociales ou culturelles, alors que la poésie est un dialogue entre l’auteur et le lecteur. Toutefois le processus de changement social dont on sait être du ressort des institutions publiques trouve en la poésie (engagée surtout) un allié efficace car cette dernière s’adresse directement aux individus, en touchant leur dimension émotionnelle avec un pouvoir de conversion. En définitive, la poésie engagée telle que la Sociologie, est un outil de changement qui cible la transformation de tous les environnements animés par des hommes et femmes .

Ce bref aperçu me permet de donner une réponse à la question du pourquoi concernant la publication de la poésie par un sociologue. Étant non seulement sociologique mais aussi acteur social qui a été très tôt exposé une grande diversité de défis à relever mais aussi de succès à célébrer, publier un ouvrage de poésie était le moyen le plus efficace, le plus rapide et le plus sincère d’entrer en dialogue avec une audience. Un vrai dialogue dans lequel le lecteur participe au questionnement et à l’introspection sur des sujets qui me tiennent à cœur tel que la pauvreté, la nature, la dignité humaine, la générosité, la structure cognitive dans les comportements sociaux, la politique, etc. Dans mes recherches scientifiques, j’aborde la plupart de ces sujets aussi mais dans un langage ni approprié ni attractif pour un dialogue avec un auditoire qu’on aimerait prendre pour un voyage ou une évasion dans le monde des perfections, des rêves ou des larmes.

Pour ceux qui ont déjà lu « Sensations », ils se rendront compte que la linéarité et la ponctuation sont quasi absentes. Pourquoi ? d’une part pour inviter le lecteur à marquer des pauses et réfléchir, et d’autre part pour laisser la liberté au lecteur de co-créer le sens des textes en orientant à gré sa respiration, l’intensité du ton, ainsi que les compréhensions qui peuvent en découler. Ceci rend le texte difficile à lire certes, mais participe à un style qui répond à un objectif précis.

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